La perm'

Publié le par Caracole

Une grande salle à la décoration très austère. 80 tables face à un bureau monté sur une estrade. Une bibliothèque remplie de revues et manuels scolaires d'un autre âge. Le peu d'habillement des murs consiste en quelques affiches qui rappellent les consignes de sécurité en cas d'incendie (qui se résument par "Sortez"), ainsi que les règles de vie à suivre dans cette salle où chaque collégien et collégienne a au moins une fois dans sa vie posé ses affaires en questionnant le sens de la vie: la salle de permanence (à lire d'une voix grave et emphatique: la sâââlle de permaneeence).

Les règles de vie qui s'y appliquent sont somme toute assez simples:

- On ne mange pas, on ne boit pas;

- On laisse le téléphone dans la poche;

- On modère le volume sonore des discussions;

- On demande l'autorisation au Pion pour se lever et éventuellement quitter la salle en cas d'urgence (toilettes, infirmerie...);

- On profite de l'heure pour étudier (au sens large).

Bien que basiques, ces règles représentent pour le Pion une sorte d'idéal utopique vers lequel il faut tendre le plus vite et le plus longtemps possible.

Quand j'ai débuté comme Pion, je me représentais la perm' telle que je l'avais vécue en tant que collégien (j'étais dans un établissement de banlieue populaire lambda): un lieu agréable, calme mais vivant qui permettait à la fois d'étudier et de se raconter les derniers potins suivant l'envie. Le Pion d'alors ponctuait l'heure d'aimables "Chut" et passait surtout son temps à nous aider dans notre travail ou juste discuter avec nous.

Puis la réalité s'est rappelée à moi sous la forme d'une gifle: la permanence est devenue le Café du Commerce du collégien. C'est un lieu de rencontres, un lieu de commérages, une salle de sport parfois, un lieu de tournage (entre selfies, maquillage et court-métrages filmés au portable), une scène de théâtre où les passions se déchaînent:

"- Hann Thomas-Hubert à la cantine il a dit que t'étais - insérer une insulte -.

- Ahhh! Je ne peux vous croire! Vos dires tels des pieux acérés me transpercent l'âme! Cet effronté qui fut jadis et jusqu'à ce midi mon compagnon d'armes et meilleur ami a bafoué mon honneur! A moi! Quelle terrible épreuve le destin vient-il de placer sur mon chemin! Adieu donc, je vais d'un pas vif et vengeur quatre tables plus loin rosser l'impudent et lui faire payer sa vile trahison!"

(Le lecteur attentif aura relevé dans cette dernière réplique un léger glissement du registre de langue, propre à rendre l’infamie vécue - quotidiennement - par le collégien.)

Ainsi donc, le Pion se trouve face à une masse informe et grouillante (et par "masse" il faut comprendre 1, 2 parfois 3 classes entières) de ... bestioles élèves qui crient/sautent/courent/chantent/rentrent/sortent/s'insultent/se battent/pleurent... Tout en ayant en tête les règles de vie de la perm et la modération dont elle doit être le temple.

C'est là que toute l'autorité bienveillante du Pion va se révéler.

Étape 1:

C'est bête et méchant (heureusement dans ces moments la plupart des collégiens le sont aussi): crier très fort. On se représente mal le bruit que peuvent faire 50-70 collégiens: c'est infernal. Et il faut passer par-dessus pour se faire entendre. Hurler, donc, un salmigondis qui ressemble généralement à Nanméhocékoiçavouvoucroyéouasseyévou! Les syllabes peuvent allègrement être interverties. En fait peu importe ce qui est dit, l'important est de le dire fort car de toute façon ils n'écoutent pas réellement à cet instant, ils sont simplement surpris de voir quelqu'un qui arrive à faire plus de bruit qu'eux. Le temps de la surprise créé une fenêtre de silence - ou en tout cas de brouhaha amoindri - qu'il faut immédiatement mettre à profit.

Étape 2

Profiter de leur instant de doute pour passer entre eux, "faire le ménage" et le dire à haute voix (sans crier mais en poussant un peu) en même temps. Occuper l'espace auditif et visuel pour qu'ils ne le reprennent pas. Si le Pion dit "On va s'asseoir!" c'est qu'il a pris un élève par le bras pour lui montrer une chaise libre. S'il dit "On ne se roule pas par-terre!" c'est qu'il est en train de séparer deux apprentis lutteurs au sol, s'il dit "On range les téléphones!" c'est qu'il a déjà repéré plusieurs appareils en état d'utilisation active et qu'il tend déjà la main pour les confisquer. Etc etc. Quand chaque élève est assis sur une chaise (première victoire), le calme n'est peut-être pas forcément revenu pour autant. Il faut alors en passer par une étape facultative.

Étape 2 bis

Si les élèves sont particulièrement agités, le Pion procède au ramassage méthodique de tous les carnets de correspondance. Le moindre soupir trop bruyant sera suivi d'une sanction exemplaire et implacable. La perm' se fera alors sous un régime autoritaire et militaire aussi longtemps que nécessaire, ce qui n'est agréable pour personne.

Étape 3

Voilà. Le calme est installé. Quelques élèves bavardent ça et là mais suffisamment bas pour ne pas empêcher ceux qui veulent travailler de se concentrer. L'enjeu désormais est de pérenniser ce calme jusqu'à la sonnerie. La meilleure manière est sûrement de rester parmi eux. Passer dans les rangs, demander à ceux qui ne font rien s'ils n'ont pas de travail, ou s'ils veulent de l'aide pour réviser une leçon, faire des exercices... Sans oublier de lever la tête de temps en temps pour reprendre d'un aimable "Chut" les élèves qui deviendraient trop bruyants.

Évidemment, le début de permanence que j'ai décrit plus haut c'est le mode Hardcore: par-exemple un prof absent dont la classe se rajoute à une permanence régulière et il n'y a pas de salle libre pour dédoubler la permanence. (Quasiment 50% des perm'...)

Le mode Débutant ce serait les classes de sixième en début d'année, ou alors des troisième une veille de brevet blanc.

Il y a bien entendu des classes plus difficiles que d'autres à gérer, et l'année avançant elles sont toutes globalement plus difficiles. Et puis une même classe va être très agréable un jour et intenable le lendemain.

Dans" l'intimité" de la permanence, dans la relative proximité du Pion avec les 30-40 élèves qu'il surveille, l'humain prend parfois le dessus sur la fonction. Et quand l'ambiance s'y prête, le Pion aime bien discuter avec les élèves. Il aime bien avoir leur point de vue sur leur scolarité et sur les choses qui les intéressent, ce qu'ils voudraient faire plus tard, s'ils ont des loisirs en dehors de l'école etc ... Les connaître un peu plus en somme, et c'est un sentiment qui peut être réciproque.

Les questions qu'ils me posent le plus fréquemment:

"T'as quel âge?" (26 ans)

"T'es marié?"

"T'as des enfants?"

"Pourquoi t'es Pion, tu veux faire prof plus tard?"

"Avoue t'es un sadique, t'aime trop punir les élèves!"

"T'es français?"

Rien que de très banal en fait (à part la dernière, qui cache peut-être quelque chose sans que j'arrive à mettre le doigt dessus pour l'instant), eux-aussi veulent nous connaitre un peu, savoir quel genre de personne travaille avec eux.

Enfin, pour l'anecdote, un sixième qui me demande devant tout le monde:

"- T'as d'jà ken ta pétasse?" (traduction: As-tu déjà fait l'amour avec ton éventuelle petite-amie?)

(Amis poètes ...)

Autant dire que, si la discussion peut être bon enfant et sympathique, elle peut aussi vite devenir intrusive et, ici, déplacée (en l’occurrence je suis descendu lui souffler dans les bronches au sixième...). Au Pion de savoir établir des limites, ce qui n'est pas forcément aisé tant son rapport avec les élèves a de multiples facettes.

En fait, une heure de permanence peut être un vrai plaisir voire un moment de détente dans la journée (il m'arrive de pouvoir y lire ou y étudier), ou son exact opposé: un moment de stress et d'énervement intenses qui verra les heures de retenue distribuées à la pelle et les cheveux du Pion devenir blancs tandis que son énergie vitale est peu à peu aspirée par les collégiens.

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En plein milieu de l'heure, la porte de la permanence s'ouvre, une élève passe la tête. Elle parcourt la salle du regard.

Moi: "Oui? Bonjour!"

Elle: "Bonjour!"

Elle continue à regarder partout.

Moi: "Je peux t'aider?"

Elle: "Oh elle est nulle cette perm, ya personne*! J'préfère retourner en cours!"

Elle s'en va en fermant la porte.

(* comprendre par là, personne qu'elle n'apprécie. Car oui, de nombreux élèves vont en permanence comme on va au Fouquet's: pour se montrer.)

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